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Prenant généralement la forme d’installations dans l’espace, mes oeuvres

mélangent différents médiums tels que le dessin, la sculpture, la vidéo, et sont toujours intimement liées à l’espace qui les accueillent.

Je suis née dans le petit village de Xiapu, au sud de la Chine. J’ai toujours

été fascinée par cette atmosphère dans laquelle j’ai grandi, entourée par une

diversité étonnante de paysages, mêlant rivières, collines, mer et montagnes.

La nature et l’espace sont des éléments fondamentaux pour moi, en particulier pour leur caractère fluide et instable, et constituent le socle sous-jacent de toutes mes créations. En effet, je crée mes oeuvres en pensant à l’espace environnant, en utilisant des matériaux sur place, et en prenant même en compte la variation de la lumière dans l’espace, en fonction de l’heure de la journée, ou des saisons. Ce regard attentif sur le contexte dans lequel je me situe m’amène également à travailler sur la « banalité quotidienne ». À la manière de Georges Perec, j’interroge l’habituel, je questionne les gestes, la place des objets dans l’espace, ainsi que la place de mon propre corps.

Je crée donc des installations composées de fragments de vie ordinaire,

à partir de morceaux de meubles abandonnés, de post-its, de plantes, de

papiers divers, et les assemble pour créer des sortes d’« haïkus visuels ».

Un dialogue continuel s’établit entre les matériaux et les couleurs que j’utilise

pour mes travaux, et laisse à celui qui les regarde la possibilité d’imaginer un

après. D’apparence insignifiante, mes projets s’inscrivent dans la définition de la fadeur que donne François Jullien dans son Éloge de la fadeur, à partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine (1993). Il dit de cette « vertu banale » qu’elle est « à la fois ce qui a le plus de valeur et ce qui est le plus commun, ce par quoi tout se réalise mais qu’on ne voit jamais ». Ce que j’essaie d’apporter par le biais de mes oeuvres, c’est un regard sensible et poétique sur des éléments ordinaires, une célébration du quotidien.

                                                                                                               

                                                                                                                                                                                                                                                                 Zhou Ziyue

Interstice 2019

 

La fine couche de matière jaune qui couvre le sol colore chaque semelle. Le pigment artificiel qui semble polliniser l’espace se disperse progressivement. Au mur, un dessin préparatoire révèle son origine : une ligne épaisse et poudreuse était tracée entre les deux colonnes de la galerie. Cet axe dialogue avec une cascade de feuilles bleu ciel suspendues verticalement à un étui à dessin peint de la même couleur que les poteaux. D’autres post-its, jaunes et plus petits, apportent des éléments de lecture pour l’installation

in situ. En raison de sa taille, de son emplacement et de l’écriture légère au crayon bleu qui annonce « merci de ne pas franchir », l’ordre n’est pas opérant et la feuille n’a pas une fonction de signalétique. Les autres, essentiellement descriptifs (« il pleut »), donnent à voir plusieurs étapes de la création de l’oeuvre.

La poésie de l’instant présent et de l’objet banal est indissociable d’une réflexion sur nos manières d’habiter la Terre. Ziyue Zhou utilise ainsi le langage dans le cadre d’une recherche théorique et plastique sur la trajectivité. Le concept conçu par Augustin Berque (1986) propose une alternative au dualisme moderniste où le sujet et l’objet sont posés comme en soi et indépendants l’un de l’autre. Un rapport trajectif qualifie au contraire un processus d’engendrement réciproque dans le temps, une

logique d’un « saisir en tant que » toujours en mouvement. Le géographe applique ce concept à l’étude des « milieux », soit la relation d’une société à l’espace et à la nature et les qualifications que l’être humain leur donne dans un contexte particulier.

La trajectivité fait également un pont entre des concepts orientaux (chinois ou japonais) - « le vide », « le haïku », « l’effet » ( 势), l’étymologie chinoise - et occidentaux - « l’informe », « l’entropie », « le devenir ». Pour cette installation, l’artiste puise dans l’étymologie du vocable « libre » qui n’existait autrefois en chinois que par une image formée par des mots composés. Était considéré comme « libre » celui ou celle qui, rentrant tard après une soirée festive, voyait sous sa porte d’entrée une ligne lumineuse formée par

l’éclat de la lune. Cette ligne jaune, fragile et éphémère, interroge le statut de l’oeuvre d’art, la relation de l’être humain

à un lieu, le concept de liberté. Cette dernière résiderait-t-elle dans la possibilité de traverser sans contrainte, comme des somnambules, des frontières réelles ou fantasmatiques ? Se trouverait-elle dans la possibilité d’associer à l'espace et au temps de nouveaux usages et de nouvelles significations ? Plus bas, la plaque métallique ouvrant sur la cave abrite deux leds qui nous regardent discrètement. La créature nocturne amuse autant qu’elle inquiète. A une époque où chaque minute passée derrière un écran est monétisée, où l’insomnie s’est globalisée et nourrit un régime de surinformation et de surconsommation, le sommeil pourrait être un des derniers outils de résistance face au capitalisme.

 

                                                                                                                   Ida Simon-Raynaud

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